On représente souvent le signe du cancer par un crabe plus ou moins stylisé. De même, on évoque parfois les crabes quand on parle de ces terribles maladies que sont les cancers. Savez-vous pourquoi ?
Hippocrate, médecin de l’Antiquité, observait des tumeurs du sein. Elles étaient sans doute à un stade très développé. Quand les tumeurs commencent à être invasives. Elles se développaient en formant des excroissances autour de la tumeur, faisant penser à des pattes de crabe. Cela permet donc de les différencier des tumeurs bénignes, non invasives, donc « sans pattes de crabe »…
Vous ne serez donc pas étonnés d’apprendre que le nom scientifique de certains crabes est : Cancer. Les noms scientifiques comprennent deux mots. Le premier est le nom de genre, le second le nom d’espèce, suivi du nom du scientifique qui a donné le nom, avec la date de la dénomination. Ainsi, quand vous dégustez un bon tourteau, il s’agit pour les scientifiques de Cancer pagurus Linnaeus, 1758.
Des crustacés menacés
En France métropolitaine, 28% des crustacés d’eau douce sont menacés de disparition (document). Il s’agit le plus souvent d’espèces microscopiques dont se nourrissent les poissons. Donc s’ils disparaissent, la nourriture des poissons… Plus grandes, les trois espèces métropolitaine d’écrevisses d’eau douce sont en train de disparaître. Parmi les causes, l’introduction de l’écrevisse américaine qui propage une maladie mortelle pour nos écrevisses (la peste des écrevisses). Ainsi, dans le PNR du Livradois-Forez, on s’intéresse à l’écrevisse à pattes blanches.
Autant que je sache, il n’y a pas de crabe en Auvergne. Il existe pourtant des crabes d’eau douce. Je vais vous présenter ici les menaces sur un crabe d’eau douce et sur un crabe marin.
Le crabe bleu de Turquie Potamon ibericum (Bieberstein, 1809)
Mes informations sur cette espèce proviennent d’une fiche du Museum National d’Histoire Naturelle.
Des crabes bleus de Turquie en France
On a accidentellement introduit quelques crabes avec des écrevisses (Astacus leptodactylus) importées de Turquie, vers la fin des années 1960. Depuis, on en compte deux populations dans le Sud de la France. L’une occupe quelques kilomètres de l’Hérault dans la région de Saint Guilhem du désert, l’autre est dans la Cagne dans la région de Vence.
Ces crabes vivent dans des zones à faible courant et en eau stagnante. L’hiver, ils restent sous des galets ou dans des terriers. Du printemps à l’automne, surtout la nuit, ils sortent de leur abri pour se nourrir. C’est un prédateur et un détritivore opportuniste ayant à leur menu algues vertes filamenteuses, feuilles mortes, vers, amphipodes, larves d’insectes, mollusques, têtards, grenouilles, poissons et charognes. La reproduction commence fin juin. Les œufs, gros (2 mm), sont peu nombreux (40 à 200 selon la grosseur de la femelle) pour un crabe. L’incubation dure 1,5 mois environ. Juste après l’éclosion, les bébés-crabes restent 5 à 7 jours sous l’abdomen de la femelle. Puis les juvéniles restent ensuite proches de la femelle durant quelques semaines et ensuite se dispersent. Faible fécondité, nombreux prédateurs (hibou grand-duc, cigogne, loutre, poissons carnassiers…) : ce crabe introduit n’est pas envahissant.
Et dans leur région d’origine… ?
Les crabes bleus de Turquie occupent une vaste zone géographique du sud-est de l’Europe au proche Orient (environ 2,5 millions
de km2), avec une importante fragmentation des populations sur différentes îles, différents cours d’eau. En bien des endroits, on note un déclin des effectifs de crabes bleus de Turquie. Les principales menaces sont le recalibrage et l’assèchement des rivières, l’irrigation, la pollution agricole et industrielle et l’anthropisation côtière. Certains crabes sont capturés pour l’alimentation humaine ou la vente pour l’aquariologie. Par exemple…
- En Ukraine, leur déclin depuis le milieu des années 1970 a conduit à y classer l’espèce « en danger ».
- Sur l’île de Chios en Grèce, la pollution des rivières par l’industrie et la diminution du niveau d’eau a conduit à la disparition presque totale de
l’espèce en 1988. Il en est de même sur l’île de Lesbos. - A Chypre, l’espèce remonte dans des cours d’eau où la température n’est jamais inférieure à 5°C. On note que les crabes ne descendent pas à proximité de la mer où les eaux sont saumâtres et polluées. On peut observer des crabes dans des plans d’eau artificiels. Il n’y a pas de reproduction dans ces eaux stagnantes.
Des articles complémentaires :
Les crabes des neiges Chionoecetes opilio (O. Fabricius, 1788)
Autre lieu, autre contexte. En octobre 2022 on pouvait lire un article s’intitulant 7 milliards de crabes disparus ! Il s’agit de crabes des neiges. N’en cherchez pas en France métropolitaine. Pour voir ce crabe marin en France, vous devrez partir à Saint-Pierre-et-Miquelon où les eaux froides sont adaptées à ce crustacé.
Ces crabes apprécient les eaux froides du côté de l’Alaska. Cette espèce avait la réputation d’être abondante en mer de Béring, Donc elle faisait partie des espèces les plus pêchées. Mais à l’automne 2022, la population de crabes des neiges était tombée sous le seuil réglementaire pour ouvrir la pêche. La population serait passée de 8 milliards d’individus en 2018 à seulement 1 milliard… en 2021 !
En cause, la surpêche. Mais aussi la circulation de navires de plus en plus nombreux pendant la période de reproduction permise par le recul de la glace de mer. Une conséquence du réchauffement de la zone arctique… Il faut savoir que les crabes des neiges apprécient les eaux aux températures inférieures à 2°C. Des eaux bien oxygénées, une nourriture abondante et moins de prédateurs pour les juvéniles… Mais avec le réchauffement climatique particulièrement rapide en Arctique, la température de la mer de Béring augmente, sa couverture en glace de mer diminue.
Un article complémentaire :
Si les activités humaines menacent certaines espèces de crabes, pendant ce temps une espèce prolifère…
Le Crabe bleu, Callinectes sapidus Rathbun, 1896
Vous allez très vite comprendre que ce crabe bleu est très différent de celui d’eau douce dont je parlais plus haut. Nulle inquiétude à avoir pour la survie de ce grand crabe aux pinces bleues (surtout pour les mâles). Ses atouts sont multiples (source) :
- Son gabarit : 23 cm de large et plus de 500 g. Jusqu’à 900 g. On n’en connaît pas d’aussi grand en Méditerranée.
- Son endurance : il peut sortir de l’eau la nuit et parcourir 15 km en une journée.
- Sa fécondité : La femelle pond jusqu’à 2 millions d’œufs qui sont incubés 2 semaines. Et en 5-6 mois, on peut avoir des individus matures, capables de se reproduire.
- Ses pinces sont très puissantes. Il peut couper la corde plombée des hauts de filets de pêcheurs… ainsi que les doigts.
- La diversité des habitats : L’espèce vit sur des fonds sableux ou vaseux, dans les eaux littorales, les lagunes et les estuaires avec des salicornes, dans des herbiers de phanérogames marines, dans les mangroves. Elle peut vivre dans des eaux dont la salinité est comprise entre 0 et 27 g/l… voire davantage : 117 ‰ dans la Laguna Madre de Tamaulipas au Mexique. Elle s’accomode de température allant de 3 à 35°C, voire 45°C pour de courtes périodes. Ces crabes supportent aussi la pollution. C’est possible car l’espèce tolère des concentrations faibles en dioxygène, jusqu’à 0,08 mg/L.
Un crabe apprécié des pêcheurs américains
Ce joli crabe nageur est apprécié pour ses qualités organoleptiques en Amérique , sa région d’origine (côte Atlantique, du Sud du Canada au Nord de l’Argentine).
Il est pêché en mer au filet, au chalut, au casier, à la drague, au trémail et à la nasse ainsi qu’en pêche à pied : 50.000 à 100.000 tonnes par an. Surpêche, dégradation des milieux, augmentation des pathologies : on note une baisse des tonnages pêchés et il ne reste que des petits individus. Mais chez nous, je vous garantis qu’il n’est vraiment pas l’ami des pêcheurs !
Un crabe craint par les pêcheurs et mareyeurs français
Sur les côtes françaises, le premier signalement d’un crabe bleu date de 1901 à Rochefort. Plus récemment on l’a observé en 1961 en Gironde. Entre 1973 et 1999, on a observé ou capturé une dizaine de fois ce crabe bleu dans les environs du Havre. Entre 1984 et 2009, on l’observe entre Boulogne et Dunkerque. Jusque là ça reste épisodique… Du côté de la Méditerranée, le premier signalement remonte au premier octobre 1962 dans l’étang de Berre. On a pu l’observer dans bien des pays d’Europe : Grande-Bretagne, Pays-Bas, Allemagne, Espagne, Italie, Danemark, Roumanie… Et chez nos voisins en Égypte, Liban, Israël, Turquie etc. Ainsi, plus de 200 tonnes sont pêchées chaque année en Turquie.
Comment est-il arrivé ?
Les adultes semblent trop lourds pour être transportés par le courant. Les bateaux vont trop vite pour que les adultes y voyagent, accrochés sur les coques. Les juvéniles, eux, pourraient rester accrochés sur les salissures des coques. Et on pense surtout que ses larves sont arrivées avec les eaux de ballast des bateaux.
On note une bonne implantation de ce crabe en Méditerranée orientale, mais seulement des individus isolés sur les côtes atlantiques et de la Manche, on suppose que la température y est trop basse… pour l’instant. Car avec le dérèglement climatique… On sait que la femelle pond en mer. Puis les juvéniles doivent quitter l’eau salée pour aller vivre dans les estuaires et les fleuves. Il peut donc toujours s’implanter dans des ports, estuaires ou les zones de rejet d’usines sur la côte atlantique.
Quels problèmes pose-t-il ?
Depuis 2017, il prospère de plus en plus sur le littoral méditerranéen, particulièrement au niveau de ses lagunes et étangs (étang de Thau, étang de Berre, Canet-Saint-Nazaire, Corse,…). Et menace pêcheurs et mareyeurs. En effet, ce crabe se nourrit de moules, huitres et poissons juvéniles présents dans son environnement. Mais aussi des algues et tout ce qu’il peut manger. De plus, il coupe les filets des pêcheurs grâce à ses grandes pinces bleues. Il s’adapte, dispose d’un grand garde-manger et n’a pas de prédateur chez nous…
Le crabe bleu, un cancer pour la Méditerranée…
Cette espèce envahissante reste sous haute surveillance comme nous le montre ce podcast France-Bleue du 30 septembre 2024. De là à dire que le crabe bleu constitue un vrai cancer pour la Méditerranée… Comme le cancer, il envahit son milieu. Depuis 2010/2015 dans des pays voisins comme la Tunisie, depuis 2020 en France et en particulier en Corse… Une idée de la vitesse de l’envahissement ? Il suffit de regarder les tonnages sortis par les pêcheurs. Pour deux étangs lagunaires de Corse, moins d’une Tonne en 2021, 2 Tonnes en 2022, 5 en 2023 et plus de 8 en 2024 ! Les pêcheurs essaient de le vendre, mais on n’a pas l’habitude de consommer ce crabe en Corse… Et la Tunisie exporte de fortes quantités de crabe bleu à bas coût.
Et tel un cancer, il altère la santé de son milieu. En Corse on note le déclin voire la disparition du crabe vert de son habitat d’origine. Par endroits, on constate l’altération d’herbiers piétinés par les crabes. Quant à la pêche de certains poissons comme l’anguille, elle devient bien souvent impossible ! Les pêcheurs quittent les milieux lagunaires. Sur le pourtour méditerranéen, certaines plages sont désertées par les touristes : se faire pincer est dangereux, il peut sectionner des doigts ! Ce crabe, tel un cancer, met à terre la biodiversité comme les professionnels qui tirent la sonnette d’alarme !
Derrière, il y a la question du poulpe, son principal prédateur. Si le poulpe est surpêché, les populations diminuent, les crabes peuvent prospérer ! Je vous invite à découvrir la question du poulpe dans un autre article : Pieuvre, poulpe….
On ne peut plus éradiquer le crabe bleu. Du fait de sa reproduction, avec ses larves en mer, ce n’est pas possible. Mais on peut chercher à contrôler certains sites spécifiques, notamment ceux où il y a des activités de pêche professionnelle. Comment lutter ? En Corse, on prévoit ainsi des prélèvements par la pêche, un dispositif d’aide financière des professionnels, des recherches pour améliorer les connaissances… Le tout dans le respect des réglementations. Prêt à y goûter ?